- Antoine Donzeaud
rien sans peine
Mêlant les images d’inconnu·e·s aux siennes, troublant les limites entre l’intime et le public, sans cesse négociant le seuil entre espace domestique et espace de travail, Antoine Donzeaud forge une pratique artistique qui puise dans ce que notre existence a de plus banal et de plus profond. Pensée comme une progression tant spatiale qu’émotionnelle du plus commun vers le plus personnel, l’exposition « rien sans peine » joue de la polysémie du mot « peine » : l’effort du travail, qui nous coûte et nous épuise ; le chagrin qui nous tourmente et nous construit.
Rassemblant de nouvelles installations sculpturales, des photographies, des vidéos et des peintures, l’exposition relie divers thèmes chers à Antoine Donzeaud : notre absorption par le travail, notre surconsommation des images, la surexposition de notre intimité sur les réseaux sociaux, et comment ces expériences contemporaines d’instabilité — emblématiques du capitalisme tardif — transforment nos émotions.
« Le sommeil suspend la pesanteur de la gravité, il confond l’intérieur et l’extérieur, tandis que le réveil rétablit la gravité et divise la réalité en un espace extérieur que nous pouvons partager avec les autres, et un espace intérieur dans lequel nous pouvons nous refermer sur nous-mêmes. » écrit Haytham El Wardany.
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« “Rien sans peine” s’ouvre sur deux images montrant chacune le bord d’un lit défait. Éclairée par la lumière paisible d’un matin estival, la première image est celle d’une chambre à coucher dans la maison familiale de l’artiste, où le bleu des draps effleure le blanc diaphane du rideau. La seconde documente l’intérieur d’une chambre étudiante, où les habits portés la veille se retrouvent éparpillés, pêle-mêle. La scène est baignée d’une lueur rose, presque irréelle, qui s’infiltre à travers les lattes d’un store californien. Côte à côte, ces deux images se ressemblent, se rejoignent, se confondent presque. Les espaces intérieurs dans lesquels nous pouvons nous refermer sur nous-mêmes sont marqués ici par l’absence et le vide. Empreintes d’une nostalgie pour des lieux inconnus mais familiers, ces images sont inexplicablement touchantes, voire tristes.
D’emblée, l’intime est ici exposé ; l’espace intérieur — de l’amour, des secrets, du rêve, du sommeil — est dévoilé. Imprimées sur des bâches tendues sur une structure métallique empruntée aux panneaux d’affichage qui ponctuent nos villes, ces photographies déplacent l’espace personnel dans le champ public. Ce déplacement tend à confondre les deux sphères, rappelant la citation d’El Wardany sur le sommeil. Courbée, la structure sur laquelle se déploient ces photos agit comme un seuil : elle divise l’espace d’exposition, et conditionne tant le regard que la démarche du visiteur et de la visiteuse. L’intérieur caresse alors l’extérieur dans un moment suspendu, un temp liminaire et un espace liminal. Ayant entamé des études d’architecture avant de s’orienter vers les Beaux-Arts, Antoine Donzeaud avoue avoir une obsession pour la structure et le seuil, deux éléments architecturaux qui délimitent l’espace, mais peuvent aussi l’ouvrir.
Face à ces vues d’intérieur sont accrochés deux grandes photographies imprimées sur des bâches récupérées, marquées donc par le temps et l’usure. Issues de la série “La Vie Normale”, ces images montrent différents instants de vie : une main levée tient la fin d’une cigarette ; un anorak abandonné semble flotter sans corps. Ces gestes délicats se voient accentués par les traces de peinture qu’Antoine Donzeaud rajoute progressivement, ouvrant sa photographie à une autre matérialité. Évoquant à la fois un récit personnel et une esthétique urbaine, ces images restent ambiguës, car il nous est impossible de distinguer leur origine : l’iPhone de l’artiste, ou les stories de personnes anonymes ?
Brouillant les limites entre le familier et le collectif, ces images témoignent de notre surconsommation et surproduction d’images. “Nous ne savons plus comment exister sans nous imaginer comme images.” Décrivant l’emprise des images sur notre manière de nous concevoir comme sujets dans le monde, ces mots d’Amelia Jones résonnent avec les œuvres d’Antoine Donzeaud.
Dans l’espace suivant, l’artiste nous force alors à lever le regard de nos écrans : l’œuvre se trouve en hauteur. Suspendu à 1m95 du sol, un faux-plafond est couvert de bâches transparentes, sur lesquelles sont peintes, d’une touche spontanée, diverses figures familières. Certain·e·s pleurent, d’autres hurlent. Dans un renversement de regard, ces personnages semblent observer les spectateurices, tel·le·s des stalkers qui épient des stories Instagram.
Cette stratégie n’est pas sans rappeler l’un des premiers gestes artistiques d’Antoine Donzeaud qui avait d’abord retourné ses tableaux, exposant ainsi le châssis plutôt que la toile. Ces déplacements, retournements et détournements successifs révèlent les structures qui sous-tendent nos espaces physiques et virtuels, et les mécanismes du regard qui s’y jouent.
Prolongeant la courbe de la première installation, un rideau en PVC blanc se déploie sur le bord de la galerie. Rappelant les lattes du store californien, cette cloison reprend le vocabulaire décoratif des bureaux de la côte ouest des États-Unis. Exportée par la suite vers le reste du monde, cette esthétique témoigne tant de la standardisation de l’architecture que de celle de notre approche du travail. Cette froideur se voit dérangée par des lignes enchevêtrées que l’artiste a tracées de manière frénétique à la peinture bleue.
Au fond de cet espace et devant le rideau, une nouvelle vidéo mêle des stories Instagram d’inconnu·e·s à d’autres enregistrements réalisés par l’artiste. Évoquant les figures tracées sur le faux-plafond, des personnes se filment et exposent leurs expériences les plus personnelles sur les réseaux sociaux, des espaces éminemment publics. Parmi les multiples images débordant d’émotions, le visage d’une jeune femme silencieuse pendant plusieurs minutes nous arrête. Ainsi, le parcours de l’exposition nous conduit vers l’intériorité des autres, révélant par là même la communauté des sentiments intimes qui peuplent le virtuel, et la porosité entre l’intime et le public dans cet espace.
Une même profusion d’émotions anime les six petites peintures sur bois, accrochées dans la dernière salle de l’exposition, délimitée par un second store californien. Certaines, marquées par de courtes interjections telles que le familier “ouech” ou le bref “sob” (sangloter en anglais) viennent mettre des mots sur les images précédemment regardées. Enfin, des vues rapprochées d’animaux et de visages pris par l’émotion — du désespoir au chagrin à la mort — signalent un retour aux origines pour Antoine Donzeaud. Après avoir dissimulé la représentation, la voici désormais exposée. »
Texte d’exposition : Line Ajan