- Valentin Ranger
Infected/Disfigured
L’exposition « Infected/Disfigured » est le récit de la naissance d’une communauté secrète à l’intérieur d’un monde digital ; une troupe de comédiens avatars en phase de répétition avant la grande représentation. Une mise en scène en perpétuelle évolution.
La communauté traverse le temps à travers la mémoire des infections, elle échange, elle se reproduit.
Silencieuse, elle veut crier, mais avant de dire un mot, elle se regarde se mouvoir.
Elle voyage entre la vie et la mort et franchit le seuil de la science-fiction. Elle se perd à l’intérieur d’un nouveau monde.
La communauté entame ce va-et-vient, ce mouvement de sortie de corps. Elle n’a plus de visage.
Elle est le récit d’une traversée, sans arrêt.
Les bruits qu’elle entend au cours de son voyage deviennent son nouveau message, sa nouvelle pensée.
Ingrid Luquet-Gad :
— Des premières rencontres avec ton travail, j’en ai surtout retenu des topologies : des espaces divergents d’agrégation, d’apparition ou de transformation, précédent toute représentation alternative d’autres corps, identités ou manières d’être. L’hôpital, mais aussi le monastère, le théâtre ou les darkrooms : quel statut donnes-tu à ces lieux que l’on a pu voir apparaître au sein de tes œuvres ?
Valentin Ranger :
— Ces lieux clos sont porteurs de normes sociales, tout en induisant un certain rapport au corps. Ce sont des espaces de contrainte mais aussi de sécurité, qui vont pousser à la traversée et à la mise en mouvement. Là, chacun·e va se retrouver face à son individualité, car les rencontres y sont brèves, menées au sein d’une temporalité comparable à celle du rêve. J’ai un rapport très puissant à la solitude, que je conçois comme une étape nécessaire à la rencontre. À ce titre, réfléchir à ces espaces est une manière d’envisager les conditions de la constitution de la communauté ou du collectif.
Valentin Ranger :
— Pendant quatre ans, j’ai tenu des journaux intimes tout en me plaçant dans un rapport de surproduction. C’est à partir de ces idées en tornade que j’ai pu commencer à réfléchir aux organismes que je voulais traduire puis, dans un second temps, à la narration qui pourrait leur donner une histoire – au-delà du simple storytelling. Il y a encore un autre type de lieu chez moi : l’espace digital. Je le conçois comme un équivalent des précédents que nous évoquions, et j’insiste sur ce point pour éviter la confusion avec le grand fantasme du virtuel. Pour moi, il s’agit simplement d’un espace incertain et indéterminé.
L’espace digital revêt une importance cruciale pour moi. Il est le lieu des premières expériences et des recherches proscrites. Cela concerne tout autant la rencontre avec une image sur Wikipédia que les avatars que l’on performe sur les forums. L’individu traverse cet espace, il·elle peut voir sans être vu. Le jugement, qui fait marcher droit dans la société, s’y fait moins pesant. Le corps existe non-normé ; sa forme s’étend et s’étire pour devenir fluide, cambrée, en expansion. Ces expériences laissent des traces. Elles sont réelles, car elles contribuent à la construction de soi – et l’inverse serait tout aussi vrai : l’espace digital naît à l’intérieur du corps.
Ingrid Luquet-Gad :
— Cet univers digital devient ensuite une matrice que tu traduis au travers d’un vaste panel de médiums : le film 3D, le dessin au crayon de couleur ou la gravure sur papier d’aluminium. Pour ton premier solo à la galerie Spaggia Libera à Paris, tu inclus également des œuvres inédites : des peintures à l’huile et en impression digitale. Comment matérialises-tu cet univers sans trop le figer ?
Valentin Ranger :
— C’est une vraie question que je me pose, car je m’inclus dans la pratique comme un corps en prolifération continue. À ce titre, les médiums sont pour moi des lieux de prière et de réflexion. Ils incarnent la tension entre la recherche de sens ou de résultats et le parcours de la pensée jusqu’au lâcher prise. Je travaille selon un processus qui avance à force de répétitions, selon un mouvement en spirale. À chaque rotation, celle-ci va accrocher une nouvelle idée, détail, objet ou forme. Tout cela va s’accumuler et muter. Le magma devient un lexique, un glossaire.
Valentin Ranger :
— Le premier, le dessin m’a permis de traduire certaines idées. Ces dessins ont volontairement été réalisés sans éducation : leur fonction était d’être un défouloir pour la pensée, une écriture plus fluide que le langage. Les ex voto en aluminium sont aussi des pièces plus anciennes commencées il y a quatre ou cinq ans. Comme je voulais parler de sexualité dans un monde interne, j’ai fait muter des organes génitaux. Aujourd’hui, cette origine n’est plus forcément visible. On y perçoit plutôt des symboles qui se multiplient à la manière d’une infection, avec un résultat que je rapproche souvent de hiéroglyphes.
Toucher à tout est une vraie joie, car la prolifération évite la prostration. Je suis également habité par un fort désir de popularisation. En ce moment, je cherche à donner un sens tangible et graphique à cet espace digital pour pouvoir le présenter au·à la spectateur·ice. Cette exposition est une prise d’espace réel ; c’est la première sortie d’un espace sans fixité. La puissance de l’objet dans l’espace me fascine et lorsque j’étais étudiant aux Beaux-Arts de Paris, je n’avais travaillé que chez des conceptuels [atelier Figarella; atelier Ann Veronica Jannsens/Hicham Berrada]. Mon langage a beau être très loin de toute abstraction, je reste persuadé qu’il faut traverser le chaos pour trouver l’harmonie.
Ingrid Luquet-Gad :
— Un aspect afférent concerne la construction de mondes. Le thème a beaucoup imprégné la littérature de science-fiction, et la formule de Phillip K. Dick est restée fameuse : « Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard » [titre d’une conférence de 1978]. Or il me semble que la continuité interne qu’implique tout univers fantasmé a moins été abordée du point de vue des arts visuels. De ton côté, le temps long constitue une donnée essentielle, à l’instar des quatre années durant lesquelles tu as laissé mûrir ton groupe des « Orgiax » …
Valentin Ranger :
— Je trouve au contraire intéressant que cet univers puisse s’effondrer. C’est un monde qui milite pour son existence éphémère : il est suspendu à quelques secondes d’électricité, mais plus il se répète, plus il gagne son autonomie. Cela entraîne la question de la valeur que l’on accorde aux personnages qu’il contient, dès lors qu’ils·elles commencent à avoir un vécu et une histoire.
Valentin Ranger :
— Les « Orgiax » sont des personnages 3D dégenrés dont j’ai déjà tiré beaucoup d’éléments. Ce sont des corps-source, des avatars de moi-même mélangés à la mémoire d’autres présences, vivantes, virales ou mortes. Ils·elles ont connu mille mutations puis j’ai fini par les perdre dans un trou noir, car je ne leur ai pas donné de stabilité. Ils·elles ne prennent pas encore la parole, mais ils·elles ont en revanche pris le temps d’être seul·e·s avant de se présenter aux autres. Avec ce premier solo, je me rends compte que les têtes des peintures, c’est encore eux·elles, quand bien même une tête en donne cinquante autres.
J’ai commencé la peinture en juillet dernier, au moment où je quittais les Beaux-Arts. Je me lance des défis internes, difficiles à cadrer, qui affirment une même philosophie du débordement : ingérer, digérer, recracher. Pour l’instant, c’est un processus d’accumulation, comprenant beaucoup de collages. Cela a beau être de la peinture, il s’agit toujours de quelque chose qui dépasse les différents langages de l’art, qui n’intègrent pas forcément ce regard sur une certaine histoire. Pour moi, il n’y a pas de couleurs qui ne vont pas ensemble : si sont côte à côte, alors quelque chose va se passer.
Ingrid Luquet-Gad :
— Cette manière de procéder par topologies dissidentes et communautés para-fictionnelles possède une généalogie artistique. Je pense à Shu Lea Chang [en particulier Brandon (1998-1999), un projet virtuel prenant forme physique notamment via le « theatrum anatomicum »] et plus largement, à toute la mouvance cyberféministe des années 1990. À ce moment, le digital était une sphère à défricher. Il ouvrait un espace relativement privé, dans lequel s’engouffrèrent les dissident·es du genre, les réfractaires de la société, les refuzniks de la norme. Aujourd’hui, les cyber-utopies semblent loin. En tant que jeune artiste de la décennie 2020, quel rôle attribues-tu au digital ?
Valentin Ranger :
— Dans mon travail, il y a effectivement une généalogie. Je reconnais certaines choses dans travail de Shu Lea Chang ; peut-être finalement ce que j’ai essayé de retranscrire avec ces peintures. L’idée d’un « théâtre anatomique » me plait beaucoup et répond à mes préoccupations actuelles, car les espaces réels amènent aussi chez moi un retour à l’espace théâtral. À l’horizon, j’imagine une future troupe digitale à partir de mes organismes – et qui sait, peut-être leur premier mot ou cri ?
Valentin Ranger :
— Concernant l’espace digital aujourd’hui, un sujet crucial concerne la censure. Celle-ci fait planer la menace d’un retour à des rapports hiérarchiques de morale, de jugement et d’autorité. Cette question sera peut-être une prochaine piste de travail, car la notion de contre-pouvoir a été liée à mes différents lieux depuis le début. Par exemple, l’apparition du « Meta Hospital » dans ma pratique provient d’une découverte faite à dix-huit ans qui m’a beaucoup marquée : au début du XXe siècle, le médecin allemand Magnus Hirschfeld [l’un des pères fondateurs de la libération homosexuelle et transgenre] avait fondé l’Institut de sexologie à Berlin, un hôpital comprenant un espace de naturisme ou une bibliothèque.
Cette bibliothèque avait été visée par l’un des premiers autodafés des nazis, et en réponse, j’avais voulu recréer un lieu de réparation à l’intérieur du digital. Or si l’on réfléchit au retour de la censure, peut-être va t-il falloir construire au sein de l’espace digital à nouveau rigide les mêmes lieux obscurs qui existaient déjà dans l’espace réel – des darkrooms version cyberespace. Pour l’instant, c’est l’idée d’un théâtre qui me préoccupe. Or il est certain que je vais l’investir d’une essence de contre-pouvoir : peut-être pas encore un théâtre politique, mais en tout cas un théâtre plein de monstres.
Ses oeuvres ont été exposées au Centre Pompidou, Paris (2023); à l’Institut Français, Madrid (2023); à l’Hôtel des Arts TPM, Toulon (2023); à la Galerie du jour / La Fab, Paris (2022); à la Galerie Municipale Jean Collet, Vitry-sur-Seine (2022); aux Révélations Emerige, Paris (2022); au Studio des Acacias, Reiffers Art Initiatives, Paris (2022); au FRAC Ile de France, Château de Rentilly (2020); et à la Villa Noailles, Hyères (2020).
Valentin Ranger est lauréat du Prix des Amis des Beaux-Arts agnès b (2021). Il a également reçu le Prix Spécial du Jury, Révélations Emerige (2022).