- Gaby Sahhar
When language fails, bodies talk
Artiste français et britannique d’origine palestinienne, Gaby Sahhar développe dans ses peintures, sculptures et installations des thématiques liées à la notion de frontière, aux géographies politiques, aux identités de genre et à la sexualité. Convoquant fiction spéculative, science-fiction et réflexion sur les sites de transit des métropoles occidentales, iel tisse des récits visant à déconstruire les dynamiques de pouvoir imposées aux communités marginalisées, et notamment queer, en s’intéressant à l’intersectionnalité et aux rencontres possibles entre différentes pratiques militantes.
Dans son essai Qu’est-ce qu’une frontière ? (1994), le philosophe Etienne Balibar mentionne trois grands aspects de l’équivocité des frontières héritées des Empires coloniaux et du concept d’État-Nation : leur surdétermination, leur polysémie et leur hétérogénéité. La question de la frontière, politique, coloniale ou imaginaire, apparaît ainsi au cœur de la pratique de Gaby Sahhar. Le corps queer peut être, lui aussi, considéré comme frontière intime et publique — une fois que les corps sont libérés, les frontières le seront aussi. Comme l’exprime souvent l’écrivain et chercheur Paul B. Preciado, le corps est une véritable « archive politique vivante » et dont les stigmates reflètent les événements et traumas de l’époque dans laquelle nous vivons. Inspiré.e par les politiques architecturales que révèlent les constructions de frontières, - reconnaissable à leurs structures d’acier et leurs cubes métalliques -, Gaby Sahhar évoque dans ses tableaux un environnement de paysages fragmentés, un découpage frontalier de murs et de portails, peut-être ceux-là mêmes qui enclavent les territoires palestiniens depuis 2002. La dernière série de peintures de Gaby Sahhar propose une esthétique psychédélique aux tons verts, rouges et noirs évoquant par ailleurs les couleurs des drapeaux palestiniens, français et britanniques. Un ensemble de huit sculptures ponctuent l’exposition, fabriquées à partir de boîtes de dattes Medjool palestiniennes. Toutes ornées d’éléments ayant trait à la notion de frontière, elles sont les vestiges vernaculaires de la manière dont la culture palestinienne a pu traverser les frontières jusqu’en Europe occidentale.
Car ce sont justement les architectures interdites et les périphéries floues des frontières, environnements hostiles et violents souvent agencés par les puissances coloniales, qui paraissent fasciner l’artiste, dont les œuvres reflètent à leur manière les théories du mouvement Forensic Architecture (Border Forensic), groupe de recherche multidisciplinaire basé à Londres utilisant des techniques et des technologies architecturales pour enquêter sur les cas de violence d’État et de violations des droits humains dans le monde. Les titres des œuvres de Gaby Sahhar semblent tout droit sortis d’un contrôle d’identité aux frontières, et interrogent la dépravation de nos droits dans ces moments de pouvoir et d’humiliation : Passport Please, Enforcement Shoe, Suspicious Item etc. C’est d’ailleurs le fantasme de ces frontières qu’iel n’a pas connu et où iel ne peut se rendre qui procurent à ses peintures leur aspect semi-fictionnel quelque peu inquiétant.
Une des figures tutélaires de l’artiste est Pierre Molinier, peintre et photographe du début du siècle dernier, dont la vie et l’œuvre regorgent de sombres fantaisies et d’anecdotes sensationnelles. Ses photographies de corps fétichisés fascinent encore aujourd’hui. Bien qu’inspiré par le surréalisme, Molinier est resté en marge du mouvement. Sa technique d’autoportraits à laquelle Gaby Sahhar fait référence, consistait à se photographier travesti et maquillé, puis à découper et réassembler les images pour créer un collage — une vision idéale de lui-même. Les peintures de Gaby Sahhar dépeignent des créatures androgynes mi-robotiques et mi-fétiches, aux visages dissimulés et proposant une existence alternative aux convenances hétérosexuelles. Non seulement complexes dans leur technique et leur sujet, ses figures, tout comme celles de Molinier, remettent en cause les idées traditionnelles de pouvoir, de domination et de fluidité des genres. Icônes d’une ère post-genre et pionnier de la culture queer, Molinier a laissé en héritage à de jeunes artistes comme Gaby Sahhar un espace pour imaginer de nouvelles possibilités visuelles et politiques. À l’image d’autres peintres auxquels l’artiste fait écho, tels que William Blake ou Francis Bacon, Molinier explore la fragmentation du corps humain, éclatant les contours pour en révéler une vision nouvelle. Cette déconstruction, transgressive et profondément symbolique, reflète l’éclatement des frontières d’un monde en guerre, où seuls ces corps morcelés peuvent encore être représentés. When language fails, bodies talk (Quand le langage échoue, les corps parlent).
C’est enfin le monde de la nuit qui inspire à Gaby Sahhar une esthétique déconstruite de la culture du clubbing, parfois un peu sombre et souvent parsemée d’éclats de lumière, à mi-chemin entre les abymes de la dark wave et le scintillement du disco. Ayant passé son adolescence dans le sud de Londres des années 2000 à y fouler le sol de nombreux clubs, iel fait transparaître dans son œuvre l’idée du dancefloor comme lieu de rencontres et espace de résistance pouvant anéantir les frontières entre les êtres. La même volonté de résistance et de transgression s’applique à l’œuvre centrale de l’exposition, Syntax, une vaste fresque réalisée à partir des archives du Centre LGBTQIA+ de New York. Cette peinture revisite des photographies emblématiques du district des Piers de la fin des années 1970. Chacun des personnages y cohabite dans un décor fictionnel et dénué de géographie. Présentée dans la dernière salle de la galerie, cette fresque est accompagnée d’une installation sonore créée en collaboration avec Owen Pratt, trame sonore peut-être, de ces non-lieux que Gaby Sahhar convoque dans ces peintures.
L’artiste file, tout au long de sa pratique, la métaphore du club comme un modèle éphémère du vivre-ensemble et un espace ouvert au rêve d’une liberté sociale, sexuelle et raciale. Peut-être d’ailleurs le seul espace où l’on peut oublier et s’oublier, et dance the pain away.
Martha Kirszenbaum
Son travail a été exposé au: Magasins Généraux, Pantin (2024); Institut du Monde Arabe, Paris (2024); Quench, Margate, UK (2024) ; MAC VAL, Paris / The Kooples Art Prize (2023); PAGE (NYC), New York (2022); SPACE Artist Award (2022) and ses expositions collectives; Fragment Gallery, New York (2022); Sadie Coles HQ, Londres (2022), Whitechapel Gallery (2022) South London Gallery (2020).