Spiaggia Libera

en Projets Artistes
Et la guêpe entra dans la figue
2024
Et la guêpe entra dans la figue
  • Ánima Correa
  • Patricia Domínguez
  • Katja Novitskova
  • Timur Si-Qin
  • Jenna Sutela

Et la guêpe entra dans la figue

14.03 → 11.05

La forêt s’illumine, l’océan gagne du terrain, la terre gronde et le vent souffle toujours plus fort. Il semblerait que nous ayons failli au rituel, que les esprits du vivant et du non-vivant se sentent bafoués. La course au développement nous a hâté de transformer notre environnement en ressource, de flétrir les dons d’une harmonie passée et d’oublier les ancêtres qui ont forgé notre histoire. Pouvons-nous réparer le rituel ?

« Et la guêpe entra dans la figue » rassemble des pratiques artistiques qui explorent des alternatives à une vision linéaire du temps et connectent des mondes qu’on oppose souvent. Iels invoquent des technologies ancestrales, hybrident la technologie et le vivant. Les capacités d’adaptation, de démultiplication et d’hybridation des espèces millénaires ne seraient-elles pas des technologies en soi ? À la recherche d’allié·e·sx non-humains, parfois unicellulaires, de connaissances ancestrales invisibilisées, de spiritualités augmentées, ces artistes appellent au retour d’un équilibre, où l’humanité pourrait réapprendre à vivre en symbiose avec son environnement.


Le titre de l’exposition s’inspire de la relation symbiotique qu’entretient la guêpe agaonides avec le figuier, un mutualisme issu de milliers d’années de coévolution. La figue est son réceptacle floral, qu’elle seule peut pénétrer. Elle y naît, y pond et s’y décompose. Cette interdépendance bénéficie aussi au figuier, qui voit son pollen dispersé.

— CRO
Félicien Grand d’Esnon & Alexis Loisel-Montambaux

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

La série Earthware de Katja Novitskova révèle des visions infinies et non linéaires de l’évolution de notre monde. Le gnou d’Earthware 06.10.2017 nous fait face. Son regard scintillant, presque numérique, répond à la technologie qui a capturé son image. Trois visions se superposent : la caméra automatique nyctalope (1) fait l’intermédiaire entre les visions animale et humaine. On se surprend à devenir espion d’une technologie immémoriale en observant cette espèce qui s’est adaptée pour survivre et se reproduire dans un écosystème complexe (2) ; à moins que ce ne soit elle qui nous observe.


Ce sentiment incertain s’amplifie avec Earthware (Dreaming of Laurasiatheria), 2022, où un mammifère hybride nous épie. Par mimétisme — une machine en reproduisant une autre —, les algorithmes ont donné forme à une nouvelle entité trans-espèces. La tablette d’argile synthétique, sur laquelle est reproduite l’image, devient portail d’une vision non-humaine, où le monde animal reprend sa place comme technologie ultime. Une technologie jadis honorée sur les paroies des grottes.

  1. Qui voit la nuit.
  2. Les gnous, avec une population de plus de 1,3 million d’individus, ont la plus grande démographie des mammifères du Parc national du Serengeti en Tanzanie.
Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Le bestiaire marin qui habite la série de peintures d’Ánima Correa nous guide dans le maelstrom assourdissant d’images qui brouillent nos perceptions. Comme le banc de poissons de Bottomfeeder (piriwiri), nous sommes attirés par le vert fluo émanant d’une lanterne de pêche, un appel irrésistible et subconscient vers une technologie qui nous ordonne. Le vivant semble neutralisé par cette technologie de contrôle, comme surveillé par une vision infrarouge menaçante.


L’œil du céphalopode de Espejito XVII: Bellyache se fait miroir des fonds marins investis par l’humain, un monde dans lequel il tente de se camoufler. Le regard amorphe du revenant (1) de Sleeper, un poisson qui peut pourtant voir dans les abysses, reflète un lien brisé avec le monde vivant. L’obsidienne (2) de Loose Lips Sink Ships est ici objet de divination pour un futur mutant. La scrutation (3) de sa surface, induite par rétro-éclairage LCD, fait apparaître un visage hybride et indéchiffrable, à la fois Furby, varech et bouche ventrale de raie.

  1. Surnom de la famille de poissons des Opisthoproctidae.
  2. L’obsidienne est une pierre volcanique vitreuse et réfléchissante.
  3. La scrutation est une pratique divinatoire qui consiste à regarder dans une surface pour trouver une signification spécifique, des messages et des visions.
Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Ánima Correa, Sleeper, 2024, peinture à l’huile sur lin, 61 x 51 cm. Courtesy the artist & Spiaggia Libera, Paris. © Aurélien Mole

Ánima Correa, Bottomfeeder (Piriwiri), 2024, peinture à l’huile sur lin, 61 x 51 cm. Courtesy the artist & Spiaggia Libera, Paris. © Aurélien Mole

À l’ombre du roc, les fleurs et boutons floraux tournés vers le ciel attendent les pollinisateurs. Ils ne viendront probablement pas. Ces fragments d’écosystème sont capturés d’une simulation 3D réalisée par Timur Si-Qin. Les minéraux et espèces représentés dans sa série Natural Origin sont ceux de forêts tempérées décidues (1) de l’État de New York et du Vermont. Le processus de création, d’après photos et souvenirs d’explorations, s’apparente à une méditation, une dévotion de l’artiste face à des spécimens qui garantissent l’équilibre de notre environnement.
Ils forment de nouvelles icônes issues d’une spiritualité tournée vers la nature : New Peace, une marque-écosystème conçue par Timur Si-Qin. La technologie et le marketing sont ici utilisés comme outils cognitifs pour recréer des ponts empathiques avec les autres espèces. Empruntant l’esthétique des publicités, ces images révèlent pourtant une couche sous-jacente aux formes organiques, comme si les flux internes des végétaux devenaient perceptibles.


Ces œuvres forment les radicelles d’une spiritualité pensée comme une technologie qui reconnecte nos émotions collectives au vivant et à l’inorganique. Elles sont les témoins de nouveaux rituels techno-vernaculaires (2) hérités des pratiques animistes.

  1. Type de biome caractérisé par la présence d’une majorité d’arbres dont les feuilles tombent au rythme des saisons.
  2. CRO, « La vague techno-vernaculaire. Revaloriser les savoirs et pratiques vernaculaires à l’ère technologique et numérique », Zérodeux, n°105 & 106, 2023
Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, “Et la guêpe entra dans la figue”, Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, “Et la guêpe entra dans la figue”, Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Jenna Sutela établit des liens avec le monde au-delà de l’humain. Au cœur de son travail se trouve le renoncement aux hiérarchies anthropocentriques, au profit de formes décentralisées d’intelligence et d’organisation. Le Physarum polycephalum, organisme unicellulaire mais « à plusieurs têtes », apparaît dans certaines des œuvres phares de Sutela. Cette forme de vie ancienne habitait les recoins sombres et humides de la Terre bien avant notre arrivée. Aujourd’hui, ce blob est connu comme un ordinateur naturel, au coeur d’expériences d’orientation. Même s’il ne dispose pas d’un cerveau ou d’un système nerveux tels que nous les connaissons, le blob est capable de trouver le chemin le plus rapide vers sa source de nourriture grâce à une intelligence spatiale basée sur l’essaimage. From Hierarchy to Holarchy oppose les systèmes de gestion rigides et centralisés du monde humain à la vie décentralisée et adaptée à l’environnement du Physarum polycephalum. Dans Many-Headed Reading, Sutela envisage l’idée de fusionner avec le blob jaune. Son ingestion peut être considérée comme une forme de symbiose inter-espèces, l’organisme aidant l’artiste à établir des liens là où il n’y en avait pas auparavant, à la manière d’une intelligence artificielle.

Jenna Sutela, From Hierarchy to Holarchy, 2017, Physarum polycephalum, agar-agar et avoine, gravure CNC sur plexiglass, 40 x 40 x 1 cm. Courtesy the artist.

Jenna Sutela, Many-Headed Reading, 2016, impression, cadre en aluminium, 22 x 15 cm. Courtesy the artist. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, « Et la guêpe entra dans la figue », Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Chez Patricia Domínguez, une vision ethnobotanique (1) de nos rapports avec le monde végétal est vecteur de guérison et d’harmonie. Ces interactions sont sensorielles, thérapeutiques et chamaniques. Le personnage de sa vidéo Matrix Vegetal vient d’une étrange temporalité. Dans ce tutoriel à la chlorophylle, l’ayahuasca devient l’intercesseur entre l’humain et le végétal, entre mondes pré et post-coloniaux, connaissances ancestrales et monde de demain à repenser. Ici, le sevrage technologique et la déconnexion numérique doivent précéder une reconnexion au végétal. Dans cette communication paraverbale, les feuilles du Mimosa pudica se rétractent sous les doigts au son d’un écran tactile, et les fleurs de Datura emmagasinent les data. Pour ce nouveau rituel, Patricia Domínguez s’est inspirée de l’apprentissage qu’elle a mené auprès d’Amador Aniceto, guérisseur de la région de Madre de Dios, au Pérou. Un autel apparaît pour célébrer une spiritualité techno-vernaculaire et de nouvelles alliances.

  1. L’ethnobotanique est une science qui s’intéresse aux relations entre les sociétés humaines et le monde végétal.
Vue d’exposition, “Et la guêpe entra dans la figue”, Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Vue d’exposition, “Et la guêpe entra dans la figue”, Spiaggia Libera, Paris, 2024. © Aurélien Mole

Patricia Domínguez, Matrix Vegetal; comparto mi espíritu con tu flor, 2021, photographie analogique sur papier, cadre en bois, 100 x 66 x 3 cm. Courtesy the artist & The RYDER.

Patricia Domínguez, Esfinge Vegetal #2, 2023, brique de yoga, pvc et cheveux artificiels / yoga brick, pvc and artificial hair, 145 x 14 x 30 cm. Courtesy the artist & the RYDER. © Aurélien Mole

Patricia Domínguez, Matrix Vegetal, 2022, vidéo 4K à canal unique avec son, 21min14. Courtesy the artist & The RYDER.

À propos de CRO

CRO est un duo curatorial formé en 2020 par Félicien Grand d’Esnon et Alexis Loisel-Montambaux. Par l’hybridation de la technologie et du vivant, ils explorent nos mondes mutants, de l’échelle moléculaire à celle des constructions socioculturelles. Leurs projets prennent la forme d’écosystèmes interactifs et multisensoriels, faisant appel à l’image, au son, à la texture et à l’odeur. Intégrant les espaces numériques et physiques, leurs réalisations se déclinent de l’espace d’exposition au blog adolescent, du papier d’un magazine aux ondes sonores d’un podcast.


Parmi leurs récents projets : « La vague techno-vernaculaire », un essai en deux parties publié dans Zérodeux (2023) ; l’exposition collective « J’ai pleuré devant la fin d’un manga », dont le premier chapitre est présenté en ce moment à l’École municipale des beaux-arts / Galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, et dont le deuxième chapitre aura lieu au Château Centre d’Art Contemporain d’Aubenas (novembre 2024).

À propos de Félicien Grand d’Esnon


À propos d’Alexis Loisel-Montambaux

Né en 1996 à Paris.
Diplômé du King’s College de Londres et du Courtauld Institute of Art.

Commissaire d’exposition indépendant. Après plusieurs expériences en France et à l’étranger (Hayward Gallery, Collezione Peggy Guggenheim, Collection Lambert), il a été assistant aux expositions et projets éditoriaux à la Fondation Carmignac (2022-2023), où il a participé à la préparation des expositions et des catalogues — « The Dream of Ulysses » (2022) et « The Inner Island » (2023) — ainsi qu’à des expositions itinérantes pour le Prix Carmignac du photojournalisme à Paris, au siège des Nations unies à New York, et en République démocratique du Congo.


Né en 1995 à Paris.
Diplômé de la Sorbonne, de l’ESCP et de Ca’ Foscari Venezia.

Travaille au sein de l’équipe curatoriale du MO.CO. Montpellier Contemporain, où il assiste les curators dans la production des expositions et des catalogues, dont « Ana Mendieta. Aux commencements » et « Huma Bhabha. Une mouche est apparue, et disparut » (2023). Il a précédemment travaillé au Fonds d’art contemporain — Paris Collections (2020-2023) sur la gestion des collections, les recherches et les prêts, et en tant que rapporteur aux comités d’acquisition.